Il est 3 heures du matin lorsque nous arrivons dans la guest-house où nous avons donné rendez-vous aux deux voyageurs pour le petit-déjeuner. Ils devaient arriver dans l’après-midi et doivent dormir à cette heure-ci. Le taxi a laissé sa voiture en amont d’une rue étroite. Il faut veiller dans la nuit blafarde à regarder là où l’on pose ses pieds car les caniveaux sont larges, profonds et à ciel ouvert. J’entraperçois alors une chevelure blonde dans la porte entrebâillée : c’est Tiphaine qui nous guettait… pour nous serrer dans les bras après dix mois d’absence. Marco dort, nous nous retrouverons avec un grand plaisir autour de la table du petit-déjeuner fort bien garnie.
Nous découvrons ensemble les beautés de Samarkand : l’architecture de briques, la décoration tant intérieure qu’extérieure en céramique, sont époustouflantes. Les coupoles bleu turquoise sont fascinantes.
Quelques jours plus tard, Tiphaine nous propose de faire une halte hors circuit touristique, sur la route entre Noukous et Boukhara, au bord du fleuve Amou-Daria. Ce nom-là nous fascine, Jean-Noël et moi, depuis les cours de géographie de terminale. Ce fleuve qui alimentait encore la mer d’Aral, mais qui disparaît maintenant dans le désert du fait de l’irrigation intensive pour la culture du coton.
Après la traversée de kilomètres de désert d’une platitude et uniformité de terrain ocre de cailloux et de sable, l’apparition d’une longue bande étroite verte et d’imposantes fleurs de cana rouges juste avant le fleuve est surprenante. L’eau y est marron opaque, chargé d’alluvions et de boue. Tiphaine et Marco guide le chauffeur pour nous déposer dans la famille de pécheurs où ils se sont déjà arrêtés en bicyclette quelques jours plus tôt. La mère nous installe sur une des barges amarrées à un arbre. Celle-ci, avec son diwan (ensemble de minces matelas et table basse) sur le pont, va nous servir de salle de restaurant puis de chambre à coucher selon l’usage ici. Mais avant, la température ayant grimpée, l’eau du fleuve pas trop attrayante à l’arrivée, nous tend les bras pour nous rafraichir. Pour cela, nous devons passer de l’autre côté pour rejoindre une courbe du fleuve où le courant est moins puissant. D’une largeur conséquente nous le traversons à pied sur un pont flottant constitué d’une bonne dizaine de barges accrochées les unes aux autres, avec l’inévitable contrôle de police : nous réalisons que nous n’avons pas nos passeports. Drôle d’impression que de devoir présenter son passeport pour aller faire une simple baignade. Les hommes en uniforme nous laissent passer. En espérant qu’ils en feront de même au retour !
Baignade toute habillée pour moi et Tiphaine, en caleçon pour Jean-Noël. Les pieds s’enfoncent dans une boue argileuse qui doit être excellente tant pour la fabrication des briques de terre sèche qu’à des fins médicinales. Des ouzbeks curieux viennent nous voir, sauf qu’il faut leur expliquer que nous voulons sortir de l’eau, qu’ils seraient bien qu’ils s’éloignent car nos vêtements mouillés nous paraissent bien plus indécents que des maillots de bain. Notre toilette est ainsi faite car étonnamment les maisons construites avec un savoir-faire certain avec ces diwans si conviviaux, ne comporte pas de salle de bain. Ici, c’est le lit du fleuve, ailleurs c’est un simple tuyau d’arrosage dans la cour intérieure ou le jardin: nous n’avons pas les mêmes priorités.
Dans l’immédiat, nous voici de retour sans encombre à notre « maison » flottante où un diner de poissons grillés juste péchés nous est servi, accompagné comme il se doit ici de thé local noir ou vert : la couleur verte de mon sac à dos me permet d’indiquer mon choix ! C’est une autre découverte du voyage, combien nous sommes occidento-centrés en pensant que l’anglais est devenue la langue internationale. Ici, dans cette vaste zone de l’Asie centrale la majorité des habitants sont polyglottes : ils parlent ouzbek et tadjik (leur permettant d’échanger facilement avec les iraniens et afghans) mais aussi le russe, voir le turc et lisent l’arabe ; toutes ses langues ayant des alphabets différents. Mais nous ne partageons pas de langue commune, alors on se débrouille et on arrive à se comprendre avec force gestes et mimes auxquels Tiphaine et Marco sont capables de mêler un peu de vocabulaire de ces différentes langues. Seuls les chiffres arabes sont communs permettant de marchander en inscrivant les sommes sur les téléphones portables.
C’est sans encombre, avec un nouvel inconnu au volant, que nous reprenons la route pour la belle ville de Kiva.
La confiance spontanée envers les personnes rencontrées (qui n’exclut pas le discernement), la confiance en la vie, et ce qu’elle nous donne (que certains appellent « providence ») Marco et Tiphaine, de par leur mode de voyage, nous ont font une magnifique démonstration. C’est cela qui devrait être notre norme, alors que c’est devenue l’exception.
En passant la frontière pour le Tadjikistan, nous avons rempli de nouveau le formulaire de déclaration de nos richesses ; il y avait certes moins de devises, toujours un appareil photo, et surtout tout ce que nous n’avons pas écrit : les bleus de Samarkand, l’ocre de la forteresse de Kiva et ces revêtements vernissés, les peintures russes du musée de Noukous, mais aussi des moissons de confiance et un élargissement du regard sur le monde qui n’ont pas de prix.
Marie-Félicie, la maman de Tiphaine !