Mardi 18 juillet 2017, Allemagne, quelque part le long du Danube. Nous avons rejoint Tiphaine et Marco à Passau, ville frontière entre l’Allemagne et l’Autriche. Lauriane est avec eux depuis Vienne en Autriche. Equipés de vélos de location, voici huit jours que nous pédalons, traversant l’Allemagne d’Est en Ouest, chemin du retour vers la France pour Tiphaine et Marco. |
J’admire les paysages, les clochers toujours différents, parfois quatre villages sont visibles en même temps dans un angle à 180°, reliés par les champs. Nous suivons le plus souvent un cours d’eau et traversons des forêts.
Tout en restant attentive aux dangers potentiels : trous de route ou pommes de pins et autres branchages, vélos en face ou survenant par derrière, poteaux… Nous nous signalons mutuellement ces éléments à voix haute ou criée, ou par un signe de la main gauche ou droite pointant vers le danger potentiel.
Le regard vers l’extérieur et en même temps vers l’intérieur, c’est à dire être à l’écoute des sensations corporelles multiples. Une petite douleur dans le cou ? Il s’agit de redresser la tête. Douleur dans les poignets ? Ils sont trop cassés, je repositionne mes mains. Dans le genou ? Le pied est remis dans l’axe de la jambe. Dans le pied ? J’ai repris ma vielle habitude de prendre appui au milieu du pied au lieu de l’avant-pied, bonne position donnant plus d’élan. Douleur dans les fesses ? Pas trop, grâce à ma bonne selle que j’ai apportée. Chaque prise de conscience de petite douleur nécessite un réajustement de position. Ainsi il n’y aura pas de douleur persistante, y compris après avoir mis pied à terre.
La sensation de forcer dans les jambes ou tout le corps appelle à changer aussitôt de vitesse. Pour certaines montées (ou descentes), c’est changement tous les deux coups de pédales. En s’arrêtant de pédaler un quart de seconde, avant de tourner la poignée de changement de vitesse, avec ce super système novateur sans dérailleur ni pignons (vélos de location choisis par Tiphaine) où il n’est pas possible de dérailler, nécessitant non pas d’anticiper, mais d’être vigilant dans l’instant précis pour agir à l’instant même de cette prise de conscience. Je mets ainsi en œuvre et applique précisément la maxime de Marco délivrée dés le premier jour : « Ne pas forcer ! », version cycliste et moderne de l’adage « Qui veut aller loin, ménage sa monture ! »
Je m’enivre des odeurs de sève de pin envoutantes. Je les respire à pleins poumons dans les sous-bois. Plus loin, ce sont des odeurs d’ensilage ou de fermes d’élevage, qui font essayer -sans succès- de retenir sa respiration ; vite remplacées par des effluves de fleurs.
A certains moments, une centration volontaire sur la respiration s’impose, je souffle par la bouche comme dans un footing, pour soutenir le rythme soutenu du pédalage, parfois pendant des heures.
La bouche sèche, plus qu’une réelle sensation de soif, rappelle la nécessité de boire régulièrement, pas si souvent et pas si abondamment que je ne le pensais. Pas besoin de porter beaucoup de bouteilles d’eau, nous ne sommes pas dans le désert.
C’est aussi prendre pleinement conscience de la sensation de fatigue générale et des pensées qui vont avec, pour demander une pause, un ralentissement de l’allure, une révision du plan des étapes, de s’arrêter à la première halte prévue plutôt que la seconde.
L’attention aux coéquipiers se traduit par quelques mots, un regard, un geste. Et ne pas perdre de distance celui qui me précède car le vent est toujours de face dans notre trajet remontant vers la source du fleuve d’Est en Ouest, « raccrocher les wagons » pour profiter de la protection et l’aspiration de celui qui me précède, nécessitant d’être tout au plus à dix ou quinze centimètres du pneu arrière du vélo devant moi.
Pédaler sur son vélo, c’est offrir à son esprit d’être dans une conscience ouverte, accueillant toutes ces sensations et permettant en même temps à l’esprit de « flotter », de s’évader au-dessus des champs, et ainsi faire des connexions inattendues entre des domaines très différents apportant des solutions innovantes.
Un chercheur scientifique exprimait : « On n’imagine pas le nombre de problèmes que j’ai pu résoudre sur mon vélo… »
Rottenburg ob der Tauber, 13h 30.
Halte dans un « biergarten » (traduction littérale : « jardin à bière ») pour y boire, cette fois de l’eau du robinet. Une serveuse française a bien voulu nous en servir, pour accompagner le thé et les gâteaux bavarois. Sinon, ils ne connaissent que l’eau en bouteille vendue plus chère que la bière. Et nous avons encore de la route à tracer.
Nous venons de déambuler sur le chemin de ronde de cette petite ville fortifiée aux remparts impressionnants, ponctués de multiples tours de guet, portes et bastions. L’un d’entre eux a une forme de 8, avec une rampe intérieure pour les chevaux ou comment monter au premier étage en bicyclette sans mettre pied à terre !
A l’intérieur de ces remparts, de belles maisons aux façades colorées, un parc où un violoniste joue en s’accompagnant d’une sonorisation : Adagio d’Albinoni, airs tziganes évoquant les Danses Hongroises de Brahms. Je m’assois dans l’herbe en m’adossant à un chêne vénérable. Marco, Tiphaine et Lauriane s’installent sur un banc de pierre, tandis que Jean-Noël continue à déambuler. Je savoure ce moment en admirant les massifs fleuris, la vue sur la vallée de la Tauber, nouvelle rivière que nous allons suivre après le Danube, et cette fois de l’amont vers l’aval et donc avec plus de descentes que de montée - logiquement.
Nous repartons en passant en contrebas des remparts et des multiples clochers que compte la ville. Pause-déjeuner prés d’une passerelle couverte. Ce jour-là nous avons pris le thé à l’heure du déjeuner et le déjeuner à l’heure du thé ! Ainsi va la vie de cycliste, s’adaptant à toute circonstance : le « biergarten » niché dans un joli jardin nous tendait ses branches accueillantes à l’heure du déjeuner, mais ne servait pas à déjeuner et nos sacoches retrouvées après la visite étaient pleines de victuailles pour le casse-croute.
Une nouvelle montée, je concentre mon souffle, mes gestes sur l’effort. Vitesse 1. Tenir, car si je m’arrête, cela sera encore plus difficile de pousser le vélo avec ses deux sacoches contenant tout le nécessaire pour vivre 15 jours. C’est alors que Tiphaine me double en regardant d’une main son portable pour composer notre itinéraire sur l’application maps.me, tout en continuant à bavarder, elle n’est pas essoufflée du tout. Elle roule depuis trois ans, moi depuis neuf jours ! Elle a traversé l’Arménie et ses cols à 2500 mètres. Et moi, c’est mon premier voyage en itinérance à bicyclette de ma vie à 57 ans, alors que j’ai acheté à 21 ans un vélo avec un cadre soutenant quatre sacoches en vue du voyage à vélo rêvé! Je traversais une période morose, je n’avais plus de bicyclette ni solex et circulait en bus depuis plusieurs mois. Le vélo juste acheté, je l’ai enfourché pour rentrer chez moi. Dés les premiers coups de pédale, la joie est revenue, joie pure de la liberté retrouvée, Joie fondamentale réveillée par les sensations, la pleine conscience des sensations physiques et émotionnelles et l’esprit ouvert à ce qui se déroulent devant les yeux et en même temps aux pensées suscitées par tout ceci. Le vélo est vraiment une pratique méditative magnifique ! Une pratique qui permet d’intégrer la méditation dans tous les actes de la vie quotidienne. Une pratique tout court, qui rend heureux, heureuse, tout simplement.
Et alors que je boucle cet article, j’entends une cycliste qui chantonne sur la route voisine…
Marie-Félicie, maman de Tiphaine
Auteur du livre "Jusqu'au dernier instant" Ed Humanis