Dehors, la plaine d’Ouzbékistan est écrasée de soleil. Il est 10h30. Quelques arbres à l’horizon et les lampadaires, rien de plus. Un bidon d’eau perchée à quinze mètres de haut. Taxi trouvé et négocié, nous voici parti pour dix heures de route. Alors assise à l’arrière de la voiture, je prends mon carnet et j’écris sur le vif, les cahots rythmant mon écriture.
L’Ouzbékistan c’est :
Des coupoles bleues, les contrôles de police, la musique ouzbek des taxis, les femmes élégantes en penjâbi et fichu sur la tête-pas toujours-, les fanions et banderoles aux couleurs du drapeau ouzbek bleu turquoise, vert et blanc, surlignés de rouge. La conduite sportive mais respectant les piétons. Des arbres nombreux dans les villes et les villages, peints en blanc sur un mètre de haut. Des melons et pastèques énormes par camions entiers. Le coca-cola frais (oui, là aussi !). Le thé –tchaï- black or green. Les fleurs d’hibiscus et autres. Les pains en couronne, dorés, décorés et blanc à l’intérieur. Les vaches en liberté, y compris sur la route, des ânes attelés et chevauchés, des chevaux montés ou dans les champs, avec les charrettes. Les lions de céramique, fiers montant la garde sur leur piédestal.
Des gouttières en zinc ouvragé. Des parcs dans les villes, agrémentés de matériel de fête foraine désuets. Une voiture portant le double de son volume de coton blanc sur le toit et dans le coffre ouvert. Ses sofas pour déjeuner, faire la sieste, siroter un thé, dormir. Les murs de terre crue avec des jeux de briques à visée décorative, les portails métalliques ou en bois ouvragés. Des champs de coton empoussiéré. Le chemin de fer et trains de nuit russes. Poteaux électriques, pylônes. Les files d’attente pour le plein de gaz ou d’essence - toutes les voitures ont les deux systèmes intégrés - les passagers doivent descendre à l’entrée de la station, où cas où cela exploserait. Des parapluies utilisés comme parasols ou ombrelles pour élégantes. Quelques dromadaires. Les samsas, petits pains fourrés de viande et d’oignons et herbes aromatiques, délicieux.
Des tuyaux de gaz, marrons en campagne, jaunes en ville, créant des arches au-dessus des rues. Des rosiers et roses trémières, glaïeuls rouges. Les ruches en remorques spécialement conçues pour les déplacer aisément. Les écoliers tirés à quatre épingles. Les champs de millet et de vignes avec au milieu des cahutes suspendues sur pilotis pour faire la sieste à l’ombre. Ses marchés. Ses grandes étendues qui nourrissent l’âme à défaut de nourrir les chèvres.
Moment de bonheur sur cette road-movie un peu folle dans le désert montagneux qui grimpe jusqu’à plus de 4000 mètres. Ses canyons créant une rangée de visages. Oui, le meilleur des conseils à écrire à Tiphaine : « Be happy. »
Et depuis ce matin, me revient souvent : « Les instants qui ne sont pas vécus dans l’éternité sont du temps perdu. » C’est la phrase du jour lu quelque part sans en noter l’auteur ni la source. La phrase du jour ou d’une vie et je m’y emploie : bonheur, cœur léger, verticalité.
Véhicules avec écrit en français « Parfumeries : ‘dans un jardin’ » au cœur de l’Ouzbékistan, camion « Jean Simon » immatriculé ici. Deux femmes assises au sol à l’ombre d’un abribus gardant leurs dindons. Un grand portail fermé sur le vide du sable et des stèles d’un cimetière sur fond de désert avec un vol de pigeons ramiers apportant la seule touche de couleur gris-blanc-noir sur fond ocre. Une remorque de ruches posée dans l’infini vide d’une étendue désertique : où sont les fleurs à butiner ?
Un gamin de sept à huit ans marche sur les plots de béton qui sépare les 2x2 voies autoroutières et son père en bicyclette chargée de jerricans de chaque côté, essaye de passer entre les plots pour traverser les deux voies encombrées car nous arrivons à proximité d’une grande ville. Un camion à grande rallonge transporte deux immenses poteaux de béton creux : « De quoi se papaouter- vachement dangereux ! » commente Jean-Noël.
Silhouette de berger - ou épouvantail ? -avec une grande cape bordeaux sur la tête et son troupeau de chèvres.
Secousses du taxi lancé à 100 ou 120 km/h sur ces routes improbables. Le soleil décline, mais pas ma bonne humeur. La route défile depuis six heures entrecoupées de haltes forcées par les contrôles de police faisant payer des bakchichs au chauffeur- 1000 à 5000 sums à chaque fois. Nous faisons une halte déjeuner à 16h dans une tchaïkana et repartons. Des routes que l’on répare, élargie avec beaucoup de tronçons encailloutés. Des kilomètres de rouleaux de plastique bleu déployé sur la chaussée en ciment avant de l’asphalter sans goudron car celui-ci fond au soleil, 42° à l’ombre pendant notre séjour.
Quelques instants plus tard : un bruit d’impact. Un cri : le mien ! Qui a jaillit avant que je n’en aie conscience. Je me tourne vers l’origine du bruit : c’est la vitre arrière gauche qui a volé en éclat, un gros trou au centre. Côté conducteur. Je suis à l’arrière, coté passager, je ne suis pas blessée, juste quelques morceaux de verre sur mon jean ! Tandis que le siège voisin est jonché d’éclats de verre et au milieu un morceau de granit avec une extrémité comme taillée en flèche. Le chauffeur s’est arrêté et fait tomber ce qui reste de la vitre. J’avais choisi le siège arrière coté passager pour ne pas être au soleil. Hasard ? Avertissement ou baraka ?
Le caillou a été projeté par une voiture passant en sens inverse dans cette zone en travaux avec la réfection de l’autre voie. Assise la place à côté, c’était être défigurée ou tuée.
Déploiement de la vie et de nos existences avec tous ces « imprévus » : ce mot ne tient aucun compte que chaque instant est nouveau et forcément imprévisible.
Lundi après-midi « …emergency…Marco… » Message audio sur mon téléphone en provenance du Texas. C’est une autre histoire, celle de la chute de Marco.
Je viens de retranscrire les pages de mon journal de voyage. Nous sommes le 20 novembre. Une semaine après les attentats de Paris. Qui ont frappé les uns et pas les autres. Pourquoi lui ? Pourquoi elle ? Et pas moi ? Pourquoi ce caillou m’a épargné ? Pourquoi celui-ci a-t-il reçu une balle chez lui, par la fenêtre ouverte ? Et tous les autres ? Ces « pourquoi » sont sans réponses et majorent notre souffrance en tournant en boucle. Comment faire face ? Comment transcender cette tristesse ? Comment … voilà les vrais questions. En continuant d’aller de l’avant le cœur ouvert, le sourire au lèvres : ce n’est pas de l’inconscience mais plus que jamais une nécessité.
Alors bon vent aux voyageurs !
Marie-Félicie